III
Les Oiseaux Peints
Jean-Jacques Audubon oublia vite l’étrangeté de peindre à partir d’un oiseau vivant pour se concentrer sur les couleurs et les formes. Arthur et Alvin, assis tous deux dans l’herbe derrière lui, regardaient l’oie prendre vie sur le papier. Pour Arthur, c’était une sorte de miracle. Une petite touche de peinture par-ci, une autre par-là, un trait, les couleurs mêlées ici, nettement tranchées ailleurs. Et, surgissant de ce chaos, un oiseau.
De temps en temps le modèle fatiguait. Arthur se releva d’un bond et parla aux oies ; aussitôt une autre prit la place de la première, la plus ressemblante qu’il put trouver. Jean-Jacques jura à mi-voix. « Ce n’est pas le même oiseau, vous savez.
— Mais l’est vivant, dit Arthur. Guettez ses yeux. » Jean-Jacques se contenta de grogner. Car l’oiseau avait effectivement l’air vivant sur le papier. Arthur le fit remarquer tout bas à Alvin, mais la réaction d’Alvin ne lui donna pas satisfaction. « Comment tu connais qu’il a pas rendu les oiseaux morts aussi vivants dans ses peintures ? »
Le tableau fut enfin terminé. Jean-Jacques s’occupait de ranger ses couleurs et ses pinceaux quand Arthur lui lança avec colère : « Guettez par icitte, m’sieur Audubon ! »
Jean-Jacques leva la tête. L’oie était toujours là, elle ne tenait plus la pose mais restait à terre en fixant Arthur Stuart des yeux. « J’ai fini avec l’oie, vous pouvez la laisser partir. » Il se remit à sa tâche.
« Non ! cria Arthur Stuart.
— Arthur, souffla Alvin.
— Faut qu’il guette ça », dit Arthur.
En soupirant, Jean-Jacques redressa encore la tête. « Que je regarde quoi ? »
Sitôt que les yeux d’Audubon se posèrent sur lui, Arthur claqua des mains. L’oie se mit à courir et s’éleva maladroitement en tanguant. Mais, dès l’instant où ses ailes prirent appui sur l’air, elle se métamorphosa en une créature magnifique, aux battements puissants succéda un vol en flèche. Les autres oies décollèrent à leur tour. Et Jean-Jacques, toute fatigue oubliée, les regarda s’éloigner au-dessus des arbres.
« Quelle grâce, dit-il. Aucune femme ne danse avec tant de beauté. »
À ces mots, Arthur lui fonça dessus, furieux. « C’est vrai ! Ces oiseaux vivants sont plus jolis que tous vos maudits vieux portraits ! »
Alvin prit Arthur par les épaules, le retint sourit tristement à Jean-Jacques. « J’regrette. Je l’ai jamais vu aussi encrèle. En colère.
— Chaque portrait que vous avez peinturé a tué un oiseau, dit Arthur. Et je m’en fiche si vous peinturez bien, ça vaut pas la peine de leur prendre la vie ! »
Jean-Jacques était embarrassé. « Personne ne m’a encore dit ça. Des gens tirent tout le temps au fusil, des oiseaux meurent tous les jours.
— Pour la viande, fit Arthur. Pour les manger.
— Il croit ça ? demanda Jean-Jacques à Alvin. Vous croyez qu’ils ont faim et tuent les oiseaux pour manger ? Ils les empaillent peut-être comme trophées. Ils les tuent peut-être pour s’amuser, jeune enragé. »
Arthur ne se calma pas. « P’t-être qu’ils sont pas mieux qu’vous. Mais moi, j’aimerais mieux m’couper la main que tuer un oiseau jusse pour faire son portrait.
— Et toutes ces heures où vous m’avez regardé peindre, vous avez admiré ma peinture, non ? Et maintenant vous décidez tout à coup d’être en colère ?
— Par rapport que j’voulais vous faire voir l’oiseau voler. Vous l’avez peinturé mais il pouvait encore voler !
— Mais c’est parce que vous avez parlé à l’oie, dit Jean-Jacques. Comment je peux savoir qu’un garçon tel que vous existe ? Je dois attendre qu’un de vos pareils vienne faire poser l’oiseau ? Jusque-là je peins des arbres ?
— Qui vous demande de peinturer des arbres ?
— C’est la question que vous vouliez me poser ? » fit Jean-Jacques.
Arthur s’arrêta net. « Non. Oui. Vot’ manière d’empailler les oiseaux du magasin, ça m’a montré que vous connaissez bien les oiseaux, vous les voyez avec les bons yeux, mais alors comment vous pouvez les tuer ? Vous avez pas faim.
— J’ai souvent faim. J’ai faim en ce moment. Mais ce n’est pas l’oiseau que je veux manger. Pas d’oie aujourd’hui. Quelles belles oies ! Vous les aimez quand elles volent, et je les aime aussi quand elles volent, mais en France personne ne voit jamais ces oiseaux. Les Français voient d’autres oiseaux, pas les oiseaux d’Amérique. Les savants écrivent et discutent sur les oiseaux, mais ils voient seulement des croquis, et mal imprimés. Je ne suis pas un bon peintre des gens. Je n’aime pas la plupart des gens, alors ils ne trouvent pas beaux mes tableaux. Mes gens sont comme morts, étouffés, avec de petits yeux de verre. Mais les oiseaux… je peux les peindre comme s’ils étaient vivants. Je peux trouver les couleurs, je les vois et je les mets sur le papier. Nous imprimons, et alors les savants peuvent savoir, ils ouvrent mon livre, et voilà l’oiseau américain qu’ils n’ont jamais vu. Alors ils peuvent penser à un oiseau et le voir. Dieu vous permet de parler aux oiseaux, petit enragé. Moi, il me permet de les peindre. Je devrais jeter ce don de Dieu, sauf aujourd’hui parce que vous venez m’aider ?
— C’est pas vot’ don si c’est l’oiseau qu’en meurt, dit Arthur Stuart.
— Toutes les créatures meurent. Les oiseaux vivent leurs vies d’oiseaux. Tout pareil. C’est une belle vie, mais ils vivent dans l’ombre de la mort, ils ont peur, ils guettent, et alors, pan ! Le fusil. Les serres du faucon ! Les griffes du chat. Mais l’oiseau que je tue, je fais de lui un tableau, il vivra toujours.
— D’la peinture sus du papier, c’est pas un oiseau », répliqua Arthur, la mine renfrognée.
La main de Jean-Jacques fusa et lui attrapa le bras. « Venez le dire à mon tableau ! » Il força le gamin à se tenir au-dessus du carnet à croquis ouvert « Vous m’avez fait regarder les oies qui volaient. Maintenant c’est vous qui regardez ! »
Arthur regarda.
« Vous voyez que c’est beau, dit Jean-Jacques. Et le tableau apprend quelque chose aux gens. La connaissance, c’est bien. Je montre cet oiseau au monde. Dans tous les yeux, il y a mon oiseau. Mon oie, c’est l’oie de Platon. L’oie parfaite. La vraie oie. L’oie réelle. »
Alvin gloussa. « On comprend pas trop bien, pour Platon. »
Arthur se tourna vers Alvin d’un air dédaigneux. « M’dame Larner nous a tout appris sus Platon, ou alors c’est que tu dormais ce jour-là.
— C’était quoi, ta question pour monsieur Audubon ? demanda Alvin. Pourquoi il croit que c’est la peine de tuer les oiseaux pour les peinturer ? Si c’est ça ta question, tu t’y es pris rudement grossièrement pour la poser.
— Pardon, fit Arthur Stuart.
— Et j’crois qu’il t’a bien répondu, Arthur Stuart. S’il tuait les oiseaux pour les vendre à un volailler, tu trouverais pas à redire par rapport que c’est dedans la nature des choses, tuer et manger. C’est bien de tuer un oiseau quand une famille peut acheter sa carcasse, la rôtir et toute la manger. Mais s’il fait que le peinturer, il devient un tueur ?
— J’connais, dit Arthur. J’connaissais ça déjà avant.
— Alors pourquoi tu t’es mis à brailler ? demanda Alvin.
— J’connais pas. J’connais pas pourquoi je m’suis mis encrèle.
— Je sais pourquoi, fit Jean-Jacques.
— Ah oui ? s’étonna Alvin.
— Évidemment, dit Jean-Jacques. Les oies n’aiment pas mourir. Mais elles ne peuvent pas parler. Elles ne peuvent pas… comment dites-vous ? se plaindre. Bon. Vous êtes l’interprète des oiseaux. »
Arthur Stuart ne trouva rien à répondre. Ils marchèrent un moment en silence tandis que la route les ramenait aux faubourgs puis bientôt dans la ville, et que la terre battue se changeait en rue pavée sous leurs pas.
« Je pense à une question pour vous, roi Arthur, dit enfin Jean-Jacques.
— Quoi ? fit Arthur sans grand enthousiasme.
— Le son que vous faites, aucune oie ne fait jamais ce son. Mais elles vous comprennent.
— C’est dommage que vous l’avez pas entendu quand il était plusse jeune, dit Alvin. Il poussait les cris de tous les oiseaux qu’on voulait.
— Il a perdu son don quand sa voix a changé ? Quand elle est Revenue plus grave ?
— Avant ça. » Alvin ne pouvait pas expliquer comment il avait modifié le corps d’Arthur Stuart afin d’empêcher les pisteurs de réclamer sa capture. Jean-Jacques faisait peut-être l’impression d’un brave homme, mais il valait mieux éviter d’avoir un témoin en mesure d’affirmer qu’Arthur Stuart était réellement l’esclave marron recherché par les pisteurs.
« Mais ma question, dit Jean-Jacques, c’est : comment vous avez appris ce langage ? Vous n’entendez pas ce langage, alors comment l’apprendre ?
— Si, je l’entends, le langage, dit Arthur. J’leur réponds dans leur langue. J’ai jusse un accent humain rudement fort. »
À ces mots, Jean-Jacques Audubon éclata de rire, imité par Alvin. « Un accent humain, répéta le Français.
— Les pirounes, ça cause pas avec des mots, n’importe comment, dit Arthur. Quand j’cause, j’fais plutôt le bruit qui dit : “Bonjour, j’suis une piroune.” Et puis après, ça dit des affaires comme “y a pas de danger”, ou “faut s’envoler vilement” ou “asteure on bouge pus”. Pas des mots. Jusse des… des souhaits.
— Mais y a une fois, fit Alvin, où je t’ai vu causer à un oiseau rouge, et il t’a dit toutes sortes d’affaires, c’était pas jusse des souhaits, c’était compliqué. »
Arthur réfléchit. « Oh, c’te fois-là, dit-il enfin. Ben, c’est par rapport que cet oiseau rouge-là causait pas en oiseau-rouge. Il causait en anglais.
— En anglais ! s’exclama Alvin, incrédule.
— Avec un accent oiseau-rouge rudement fort », dit Arthur. Et ce coup-ci tous trois éclatèrent de rire.
*
Alors qu’ils approchaient de la pension de madame Louder, ils virent un costaud jaillir d’un bond dans la rue puis retourner aussitôt d’où il venait par la porte du jardin. « C’est un homme ou une grosse balle de caoutchouc ? demanda Jean-Jacques.
— C’est monsieur Fink, le renseigna Arthur Stuart. M’est avis qu’il attendait qu’on arrive.
— Ou est-ce Gargantua ? demanda Jean-Jacques.
— Plutôt Pantagruel », répliqua Arthur Stuart.
Jean-Jacques s’arrêta net. Alvin et Arthur se retournèrent pour le regarder. « Quèque chose va pas ? lança Alvin.
— Le jeune garçon connaît Rabelais ? fit Jean-Jacques.
— Qui c’est, ça ? demanda Alvin.
— Alvin, il dormait ce jour-là aussi », dit Arthur Stuart.
Le regard de Jean-Jacques passa en revue ses compagnons. « Vous et vous êtes allés à l’école ensemble ? »
Alvin savait ce que devait penser Audubon : qu’il était sûrement un cancre pour avoir suivi l’école en même temps qu’un enfant. « On a eu l’même professeur, dit-il.
— Elle nous enseignait dans la même pièce en même temps, ajouta Arthur Stuart.
— Seulement, on avait pas toujours la même leçon, précisa Alvin.
— Ouais, moi j’ai eu Rabelais et Platon, renchérit Arthur Stuart, et Alvin, il a marié la maîtresse d’école. »
Jean-Jacques partit d’un rire sonore. « Que c’est charmant ! Votre femme est une maîtresse d’école mais ce jeune esclave est le meilleur élève !
— M’est avis, sauf une affaire, dit Alvin. Le p’tit drôle est libre.
— Ah oui. Pardon. Je veux dire, ce jeune Noir.
— À moitié Noir, le corrigea Arthur.
— Donc à moitié Blanc, dit Jean-Jacques. Mais quand je vous regarde, je vois seulement la moitié noire. N’est-ce pas curieux ?
— Quand la couleur me r’garde, ça voit qu’la moitié blanche.
— Mais vous avez un secret : au fond de votre cœur, vous connaissez Rabelais.
— Qu’esse ça vient faire avec les Noirs et les Blancs ? demanda Alvin.
— Ça vient faire que ces histoires de Noirs et de Blancs font rire ce jeune garçon à l’intérieur. Quand vous riez au fond de vous, où personne ne peut voir, Rabelais est là. N’est-ce pas, Arthur Stuart ?
— Rabelais, fit Alvin. C’est pas le livre au sujet de ce gros bougre gras comme un cochon au parc ?
— Alors vous l’avez lu ?
— Non. Ça m’a gêné et je l’ai rendu à m’dame Larner. Margaret, j’veux dire. On cause pas d’ces affaires-là avec une dame !
— Ah, fit Jean-Jacques. Votre maîtresse d’école était au début “m’dame Larner”, mais maintenant elle est “Margaret”. Bientôt vous allez l’appeler “maman”, n’est-ce pas ? »
Alvin prit un air pincé. « P’t-être que vous autres, les Français, vous aimez lire des livres indécents et tout, mais en Amérique on raconte pas aux genses qu’leurs femmes vont avoir des bébés.
— Oh, vous comptez les avoir d’une autre manière ? » Jean-Jacques se remit à rire. « Regardez, Pantagruel nous a vus ! Il vient nous écraser ! »
Mike Fink marchait à grands pas furieux à leur rencontre. « Vous connaissez la maudite heure qu’il est, bon Djeu ? » lança-t-il.
Les gens alentour le fusillèrent des yeux.
« Surveille ton langage, dit Alvin. Tu veux une amende ?
— J’voulais arriver à Trenton avant la brunante, fit Mike.
— Comment ? T’as un billet de train ? demanda Alvin.
— Bonjour, Pantagruel. Je suis Jean-Jacques Audubon.
— Il cause en anglais ? demanda Mike.
— Mike, ça, c’est John James Audubon, un Français qui peinture les oiseaux. Jean-Jacques, ça, c’est Mike Fink.
— Tout jusse, j’suis Mike Fink ! J’suis à moitié ours, à moitié cocodrille, et ma grand-mère du bord d’ma mère était une tornade. Quand j’tape des mains, y a des éclairs qui pètent de trouille dans un ciel bleu. Et si j’veux un oiseau peinturé, j’pisse tout drètement en l’air et j’vire toute la volée en jaune !
— Je tremble comme une feuille de savoir que vous êtes un homme si dangereux, fit Jean-Jacques. Je suis sûr, quand vous dites ces choses à des dames, que leurs jupes se relèvent et qu’elles tombent à la renverse sur le dos. »
Mike le regarda un moment en silence. « S’il est après s’foutre de moi, Alvin, j’m’en vas l’tuer.
— Non, il pense que t’as fait un joli discours, c’est ce qu’il a dit, expliqua Alvin. Allez, Mike, c’est après moi que t’es encrèle. Excuse-moi si j’suis pas revenu. J’ai trouvé Arthur Stuart pas mal vite, mais après l’a fallu qu’on reste pour aider monsieur Audubon à peinturer une piroune.
— Pour quoi donc faire ? s’étonna Mike. Les vieilles couleurs s’écaillaient ?
— Non, non, fit Jean-Jacques. Je peins sur du papier. Je fais une image d’une oie. »
Avant qu’Alvin puisse expliquer que l’ancien rat de rivière blaguait, Mike lança : « Merci d’éclairer ma lanterne, espèce de couillon d’babouin chiqueur de tiques à face d’âne.
— Chaque fois que vous parlez, j’entends tout l’anglais que je dois encore apprendre, dit Jean-Jacques.
— C’est pas la faute à monsieur Audubon, Mike. C’est Arthur Stuart qui nous a fait rester durant qu’il disait à une piroune de s’tenir tranquille. Ça fait que monsieur Audubon pouvait peinturer un tableau sans avoir d’abord à tuer l’oiseau et à l’empailler.
— Bon, d’accord, fit Mike. J’suis pas si encrèle que ça.
— Vous pouvez vous mettre plus en colère ? demanda Jean-Jacques.
— Aucun d’vous autres m’a jamais vu dans une colère bleue, répondit Mike.
— Moi j’t’ai vu, fit Alvin.
— Ben, p’t-être un brin en colère, reconnut Mike. Quand tu m’as cassé la patte. »
Jean-Jacques regarda d’un œil nouveau un Alvin capable de briser la jambe d’un homme qui avait vraiment l’air à moitié ours.
« C’est En-Vérité qu’est proche d’exploser, fit Mike.
— En-Vérité ? » s’étonna Alvin. L’avocat perdait très rarement son calme.
« Ouais, il tambourinait des doigts dessus la table à midi, et sus la galerie il a attrapé une mouche à la volée pis l’a j’tée contre la maison si fort qu’il a cassé une fenêtre.
— C’est vrai ? fit Arthur Stuart avec un respect mêlé de crainte.
— C’est ça qu’j’ai dit, non ? lança Mike Fink.
— Oh, ouais, j’oubliais qui causait, se reprit Arthur.
— Arthur et monsieur Audubon, ils ont faim et soif, dit Alvin. Tu pourrais au moins les faire entrer et voir si madame Louder aurait pas un bout d’pain et d’l’eau à leur donner, tu crois pas ?
— De l’eau ? fit Audubon d’un air peiné. Vous les Américains, vous ne comprenez pas que l’eau peut vous rendre malades ? Le vin est bon pour la santé. La bière est délicieuse si vous vous moquez d’uriner tout le temps. Mais l’eau… Vous allez attraper… comment vous les appelez ? des hémorroïdes.
— J’ai bu de l’eau durant toute ma vie, dit Alvin, et j’ai pas d’hémorroïdes.
— Mais cela signifie que vous… comment vous dites… ? »
Il débita alors à toute allure un flot de français.
« Vous êtes habitué, traduisit Arthur.
— Oui ! Vous zétabitué !
— Vous. Êtes. Habitué, répéta obligeamment Arthur.
— L’anglais est la plus stupide langue du monde. En dehors de l’allemand, et l’allemand n’est pas une langue, c’est un rhume de cerveau.
— Tu parles français ? demanda Alvin à Arthur Stuart.
— Non, répondit Arthur comme s’il n’avait jamais entendu d’idée aussi ridicule.
— Ben, t’as compris monsieur Audubon.
— J’ai deviné. J’cause même pas très bien l’anglais. »
Exact, songea Alvin. Tu parles anglais comme tu en as envie. Seulement, tu aimes bien enfreindre les règles et donner l’impression que tu sors tout juste de ta cabane au fond des bois.
« Entrez donc chiquer un morceau, dit Mike. Et si vous buvez pas d’eau, monsieur Haut-du-pont…
— Audubon, le corrigea Jean-Jacques.
— J’espère que du cidre ça f’ra l’affaire, par rapport que madame Louder doit rien avoir plus fort, m’est avis.
— Et moi, j’peux en avoir, du cidre ? demanda Arthur Stuart.
— Non, mais tu peux avoir un gâteau sec, fit Alvin.
— Hourra !
— Seulement si elle t’en offre un, dit Alvin. Et sans faire d’insinuations.
— Madame Louder connaît toujours ce qu’on veut manger, fit Arthur Stuart. C’est son talent. »
Jean-Jacques se mit à rire. « Ce que je veux manger n’a jamais été servi sur tout ce continent !
— Comment ça ? fit Mike Fink. On a des guernouilles et des escargots chez nous aut’.
— Mais vous n’avez pas d’ail.
— On a des oignons si forts qu’on pète bleu, dit Mike. Et un coup j’ai goûté un grain d’poivre d’un Rouge ; j’ai cru que j’étais un poisson et que je m’réveillais dans l’fleuve.
— La cuisine française ne fait rien d’aussi miraculeux. Elle est si délicieuse que Dieu envoie un saint tous les jours à Paris lui chercher son dîner, comme s’il y connaissait quelque chose. »
Ils poursuivirent leur concours de vantardises jusque dans la cuisine. Mais Alvin s’arrêta dans le petit salon où En-Vérité se tenait confortablement assis, un livre sur les genoux. L’Anglais jeta un regard à Alvin puis reprit la lecture de son livre.
« Oh, tu es revenu, fit-il. Je me disais qu’on t’avait tué et qu’on avait vendu Arthur comme esclave. » Il tourna une page. « La prochaine fois, peut-être. » Son visage restait inexpressif. Mike avait raison. Alvin n’avait jamais vu En-Vérité Cooper aussi furieux.
« J’regrette, fit Alvin.
— Bon, très bien, dit En-Vérité en reposant le livre et en se mettant debout. Allons-y. » Il marcha vers la porte.
« Si tard dedans l’après-midi ? » demanda Alvin lorsqu’il passa devant lui.
En-Vérité s’arrêta et regarda Alvin d’un air de surprise feinte. « L’après-midi ? Si tard ? J’ignorais.
— J’ai dit que j’regrettais.
— Je ne suis pas Peggy. Je ne vois pas ta flamme de vie à distance pour m’assurer que tout va bien, moi. Je m’assieds et j’attends.
— C’est pas croyable, fit Alvin. Tu parles comme une femme qui attend après son mari.
— Je parle comme quelqu’un en colère, dit En-Vérité. Je trouve intéressant que pour toi ça revienne à “parler comme une femme”.
— Asteure, tu parles comme un avocat.
— Mais toi, tu parles toujours comme quelqu’un qui croit sa vie tellement importante qu’il s’imagine pouvoir déranger les autres, les plonger dans l’inquiétude et s’en tirer avec un simple “je regrette”. »
Alvin était abasourdi. « Comment tu peux dire ça ? Tu connais que c’est pas ce que j’pense.
— Ce n’est pas ce que tu peux dire. C’est ta façon d’agir.
— Pour sûr, oui, p’t-être que j’agis d’même. J’fais ce voyage pour tâcher de trouver à quoi sert mon talent. On m’a dit un jour que j’suis supposé bâtir une Cité de Cristal, seulement j’connais pas ce que c’est ni comment c’est fait. Alors j’brasse l’air, je change d’idée d’un jour sus l’autre et d’une semaine sus l’autre par rapport que j’connais même pas ousque j’dois commencer. Dans une ville du Tennizy qui s’appelle Crystal City ? Ou p’t-être en Nouvelle-Angleterre, par rapport qu’un bougre d’une grande sagesse m’a dit que j’apprendrai là-bas comment bâtir une ville ?
— La question n’est pas de savoir si tu vas suivre ou non mon conseil, dit En-Vérité.
— J’connais de quoi il est question. Ton talent est aussi remarquable que l’mien. Par-dessus l’marché, t’es cultivé. Alors pourquoi tu cours à travers l’Amérique, à suivre un compagnon forgeron à moitié induqué qui connaît pas où il va ?
— C’est précisément la question que je me suis posée toute la journée.
— Ben, réponds-y, fit Alvin. Par rapport que si tu veux vivre ta vie à toi, faut te décider. Va-t’en. Plus tu m’suivras longtemps, plus tu vivras ma vie à moi, et tu seras bientôt seulement l’bougre qu’a aidé Alvin Smith à s’bâtir une Cité de Cristal.
— À condition que tu réussisses à la bâtir.
— Asteure on y est, hein, En-Vérité ? fit Alvin. Ça vaut la peine de m’coller au darrière si j’finis par bâtir la maudite ville.
— Mais si j’y arrive pas ? Elle sera bonne à quoi, ta vie, alors ? »
En-Vérité tourna le dos à Alvin mais ne quitta pas la salle. Il s’approcha de la fenêtre. « Maintenant je vois, dit-il.
— Tu vois quoi ?
— Je restais assis là, de plus en plus énervé, en me disant que tu avais dû remettre notre départ sans prévenir, et à force de ruminer j’ai fini par t’en vouloir de ton autoritarisme en matière de décisions, ce qui est ridicule parce que je peux partir quand je veux. Je t’accompagne de mon propre chef, ce qui implique de faire preuve de patience pendant que tu réfléchis à la marche à suivre. Alors pourquoi j’étais en colère ?
— On est souventes fois encrèle pour des raisons incomprenables.
— Tu t’imagines qu’un avocat ne le sait pas ? » En-Vérité eut un rire sans joie. « Je vois maintenant que j’étais vraiment en colère parce que je ne maîtrise pas ma propre vie. Je t’en ai confié la direction.
— Pas à moi, dit Alvin.
— C’est toi qui mènes cette expédition.
— Tu crois, par rapport que tu diriges pas ta vie asteure, que c’est moi qui la dirige ? » Alvin s’assit par terre et s’adossa au mur. « C’est pas moi qui m’suis donné mon talent. C’est pas moi qu’ai poussé l’Défaiseur à essayer de m’tuer plus d’une douzaine de fois durant que j’grandissais. Je m’suis pas arrangé pour naître là ousqu’une gamine torche pouvait voir mon avenir et user d’ma coiffe de naissance pour m’sauver la vie à chaque coup. J’ai pas choisi non plus de m’retrouver avec Tenskwa-Tawa – j’ai été enlevé par une bande de Rouges qu’étaient d’mèche avec Harrison. Et quand j’prends une décision, ça risque de m’péter à la goule. J’ai trouvé un moyen de sauver Arthur des pisteux, mais tu vois c’que ça y a coûté ? Il arrive plus à imiter les voix, même celles des oiseaux. J’donnerais n’importe quoi pour le revirer comme il était avant. Et le soc d’or, le soc vivant que j’ai trouvé dedans l’feu, c’était la pire des erreurs, par rapport que j’connais pas comment en user ni à quoi il sert. Mais j’sens qu’il doit y avoir une raison. Y a forcément un but par-derrière. Un dessein. Seulement, j’vois pas ce que ça peut être. J’vois pas l’avenir, ni l’présent ni l’passé. Et Margaret peut pas m’aider non plus, par rapport qu’elle voit trop d’avenirs, et elle, tout ce qui l’intéresse, c’est de voir si j’suis mort, comme si y avait un avenir où j’meurs pas. En-Vérité, t’as l’impression qu’on te mène à la ficelle, mais au moins tu peux regarder à l’autre bout d’la ficelle et voir qui la tient.
— C’est toi, fit En-Vérité.
— Et tu peux la r’prendre si ça te chante. Tu peux suivre ton propre chemin. Mais moi, En-Vérité, qui donc la tient, ma ficelle ? Et comment j’peux m’en aller ? »
En-Vérité tomba à genoux devant Alvin, lui posa les mains sur les épaules et l’attira pour une embrassade. « Tu as besoin d’un ami, et moi je passe mon temps à ergoter, Alvin.
— T’es l’ami qu’il me faut, En-Vérité, tant que tu voudras l’rester. »
Ils s’étreignirent un long moment, savourant l’un et l’autre leur intimité, soulagés de ne pas l’avoir perdue dans l’emportement de deux fortes têtes.
« Nous restons donc une nuit de plus ? demanda En-Vérité.
— Si madame Louder a pas changé les draps, dit Alvin.
— Elle ne les a pas changés. Elle a dit qu’elle les changerait seulement quand elle te verrait partir.
— Elle connaissait donc que j’m’en irais pas aujourd’hui ?
— Elle l’espérait. Tu sais qu’elle a jeté son dévolu sur toi.
— Bêtise donc pas. Elle a au moins vingt années d’plusse et j’suis un homme marié.
— Cupidon tire ses flèches là où elles causent le plus de dégâts, dit En-Vérité.
— Elle me dorlote comme une mère, fit Alvin. C’est tout.
— Comme une mère pour toi, mais comme une épouse pour elle.
— Alors on s’en va as’soir.
— Le mal est déjà fait, et elle ne va pas s’imposer, alors pourquoi ne pas rester ce soir dans un lit qu’on connaît ?
— Et manger d’la cuisine qu’on connaît, dit Alvin.
— Une cuisine que je sens déjà.
— C’est pourtant pas ’core l’heure du dîner.
— Souvent l’amour d’une femme s’exprime par des petits gâteaux.
— Alors, une nuitée d’plusse chez madame Louder.
— Tu reviendras toujours la voir quand tu repasseras par Philadelphie.
— Ben quoi, tu m’crois capable de r’fuser un bon repas et un lit douillet ?
— Je crois que tu ne supportes pas l’idée de lui briser le cœur.
— J’pensais que j’étais aveugle aux besoins et aux désirs des autres. »
En-Vérité sourit. « Celui qui a dit ça était un peu énervé, j’ai l’impression. Personne de sensé ne parlerait de toi de cette façon.
— Alors on s’en va pour la Nouvelle-Angleterre demain matin ? fit Alvin.
— À moins qu’Arthur Stuart ait une autre course à nous demander.
— Et En-Vérité Cooper, homme de loi, va s’en venir avec nous autres ?
— On ne sait jamais, tu pourrais avoir besoin d’une plaidoirie pour te sortir de prison.
— Plus d’prison pour moi, dit Alvin. La prochaine fois qu’on m’enclée, je serai dehors avant qu’ils aient le temps de se r’tourner.
— Tu ne trouves pas ça ironique ? Tu n’as aucune idée de ce que tu es censé accomplir alors que des tas de gens se donnent un mal fou pour t’en empêcher.
— P’t-être qu’ils aiment pas ma figure, c’est tout.
— Je peux comprendre ça, dit En-Vérité, mais je crois plutôt qu’ils craignent ton pouvoir. Tu as façonné ton soc, tu as libéré Arthur Stuart, alors tout le monde a su qu’un homme tel que toi existait. Et les gens mal intentionnés s’imaginent tout naturellement que tu vas employer ton pouvoir exactement comme eux l’emploieraient.
— C’est-à-dire ?
— Les rapaces pensent à l’or. Quelle chambre forte pourrait te résister ? Eux ne peuvent pas entrer dedans, c’est la seule chose qui les empêche de voler, alors ils ne conçoivent pas que tu ne profites pas de ton talent pour le faire. Sur le même principe, les plus ambitieux de tes ennemis vont s’imaginer que tu vises le pouvoir politique et le prestige, et ils vont essayer de te discréditer d’avance en te chargeant de toutes les accusations qu’ils estimeront plausibles. Le simple fait d’être passé en justice te souille, quand bien même on t’a acquitté.
— Alors tu dis qu’ils ont pas plusse idée qu’moi de ce que j’suis supposé faire ?
— Je dis que tes chances de ne plus jamais te retrouver en prison sont minces.
— Et c’est pour ça que tu t’en viens avec nous autres.
— Tu ne pourras pas bâtir ta Cité de Cristal depuis une prison, Alvin.
— En-Vérité Cooper, si tu penses m’faire accroire que tu t’en viens avec moi pour ça, tu te trompes, mon ami.
— Oh ?
— Tu viens par rapport que c’est l’affaire la plus passionnante qu’est après arriver et tu veux pas en manquer une miette.
— Passionnante ? Rester assis toute la sainte journée ici pendant que tu regardes peindre un Français ?
— C’est ça qui t’a mis encrèle, dit Alvin. Tu voulais être avec nous autres pour voir Arthur causer aux oiseaux et leur faire prendre la pose. »
En-Vérité eut un grand sourire. « Le spectacle devait en valoir la peine.
— L’premier couple de minutes, p’t-être. »
Alvin bâilla.
« Oh, c’est vrai, ta vie est tellement ennuyeuse, fit En-Vérité.
— Non, j’pensais jusse que ça t’aurait joliment plus émoustillé d’voir comment on est entrés dans l’magasin du taxidermiste par effraction et on a libéré un oiseau qu’était pas complètement mort. »
En-Vérité se mit à arpenter la chambre en pérorant « Là. Voilà ! C’est intolérable ! C’est ça qui me met en colère ! Me tenir à l’écart dès que vous vous amusez ! Voilà pourquoi tu es l’ami le plus exaspérant qu’on puisse trouver !
— Mais, En-Vérité, j’connaissais pas en partant d’la maison qu’une affaire de même allait s’passer.
— C’est bien ce que je dis. Tu ne sais pas ce qui va se passer, et, vu ce qui t’est arrivé tout au long de ta vie, c’est absurde – et même insensé – de ta part de supposer que chacune de tes entreprises va suivre son cours sans conséquences dangereuses et captivantes !
— Alors, c’est quoi, ta solution ? »
En-Vérité s’agenouilla encore devant Alvin et lui posa les mains sur les genoux. Nez à nez, il lui dit : « Emmène-moi toujours avec toi, nom d’un chien !
— Même quand j’dois filer à la galope dans un fourré pour pisser ?
— Si je fais des exceptions, sûr et certain qu’il y aura dans le fourré un blaireau doué de la parole qui refermera les mâchoires sur tes génitoires et refusera de te lâcher tant que tu ne lui auras pas livré le secret de l’univers.
— Ben, merde, En-Vérité, si jamais ça arrive, faudra que j’pisse assis l’restant d’mes jours, par rapport que je l’connais pas, le secret de l’univers.
— Et voilà pourquoi tu dois me garder avec toi.
— Ah, tu l’connais, toi, le secret ?
— Non, mais je pourrais étrangler le blaireau jusqu’à ce qu’il te lâche.
— Les blaireaux ont des mâchoires joliment fortes, En-Vérité. T’aurais les pattes en lambeaux en dix secondes. Un blanc-bec comme toi !
— Il n’y a pas de blaireau, Alvin ! Ce n’est qu’une situation hypothétique, volontairement exagérée pour l’effet.
— Tu m’craches en plein dans la goule, Véry.
— Je suis avec toi jusqu’au bout, Alvin. C’est ce que je veux dire.
— J’connais, En-Vérité Cooper. J’compte sus toi. »